L’étude que nous proposons est fondée sur l’analyse de narrations venant de trois groupes de locuteurs italiens, adolescents et adultes. Les adolescents ont entre 12 et 14 ans et sont divisés en deux groupes selon qu’ils viennent d’un milieu socio-économique favorisé ou défavorisé. Les adultes, ou groupe contrôle, ont tous un niveau d’instruction élevé, car ils ont un diplôme universitaire sanctionnant 4 ans d’études. Chaque groupe comprend 15 individus.Les adolescents « défavorisés » le sont aux niveaux linguistique, culturel et économique, car ils vivent dans un des quartiers les plus dangereux de Naples, où le taux de délinquance est fortement associé au niveau culturel très bas et aux conditions économiques indigentes des familles qui y habitent. Les variables «milieu défavorisé et problématique » vs «milieu favorisé » ont été investiguées par un test socio-biographique soumis à nos informateurs sous forme d’une conversation libre sur leurs centres d’intérêts, amitiés, familles etc. La tâche narrative que nous leur avons proposée fait suite à un court-métrage tiré du film Les Temps Modernes de Charlie Chaplin, utilisé dans des projets de recherche internationaux (cf. Perdue 1993). Ce support est divisé en deux parties et a été géré de la manière suivante : l’interviewé a visionné la première partie en présence de son interlocuteur et de l’intervieweur (1) ; l’interviewé a regardé la deuxième partie après la sortie de l’interlocuteur de la salle de projection du film (2) ; l’interlocuteur est rentré dans la salle et a demandé à l’interviewé ce qui s’était passé dans le film après son départ en rappelant qu’il n’avait jamais vu le film auparavant ; la narration a été enregistrée et transcrite en tenant compte du caractère oral de la production (4). La comparaison entre les trois groupes d’informateurs a permis de mettre en évidence ce qui relève d’une compétence narrative défaillante chez les sujets problématiques et ce qui caractérise des narrations complexes au niveau de la structure textuelle chez les adolescents favorisés et les adultes cultivés. Cette complexité a été évaluée en fonction de plusieurs critères, décrits dans ce qui suit, et au sein d’une perspective fonctionnaliste et textuelle (Klein &Stutterheim 1989, 91). Nous nous sommes focalisée sur le degré de maîtrise du mouvement référentiel – selon la terminologie de Klein & Stutterheim1989, 91 – c’est-à-dire la référence aux protagonistes (notamment avec l’introduction d’une information nouvelle), en connexion avec la structure narrative en termes d’épisodes rapportés, avec l’organisation syntaxique (cf. Labov 1979 ; Shiro 2003 ; Giuliano 2006 ; Martinot 2009, 2010, Martinot et al 2009) et avec les relations temporelles et logiques (causales et finales) entre les épisodes (cf. Nezworsky, Stein &Trabasso 1982 ; Trabasso & Sperry 1985 ; Trabasso, van den Broek& Young Suh 1989 ; Benazzo 2004 ; Lambert 2004). Nous avons fait l’hypothèse que l’entrecroisement de ces critères correspond à une structure textuelle complexe et nous indique comment le narrateur prend en considération les attentes de l’interlocuteur. Dès lors que la construction narrative est construction du sens à travers la relation entre cognition, communication et émotion, notre travail examinera les productions en fonction des critères ci-dessus évoqués avec le degré de verbalisation des émotions des protagonistes. Dans des conditions normales d’acquisition, les domaines que l’on vient de citer montrent déjà, chez les enfants de 9 -10 ans, des traits de complexité narrative comparables à ceux des narrations adultes, à condition que la famille et l’école jouent respectivement leur rôle éducatif (Hendriks 1999 ; Hickmann 1995, 2004 ; Watorek 2002). A cet âge, en plus, ces compétences présentent déjà les caractéristiques spécifiques de la langue maternelle de l’enfant (cf. Giuliano 2012 a-b ). Les résultats issus du groupe privilégié montrent que les narrations sont tout à fait en phase avec le type de complexité textuelle et interactionnelle que les auteurs cités plus haut ont décrit pour d’autres langues chez des sujets du même âge. En revanche, dans une situation de marginalisation linguistique, culturelle et économique, telle que celle de notre deuxième groupe d’adolescents – ce qui, pour l’italien, n’a pas été exploré de façon approfondie jusqu’à présent –, la structuration du texte narratif apparaît défaillante dans tous les domaines que nous avons analysés, et par conséquent l’interlocuteur doit activement contribuer à la construction des significations en demandant ou en compensant ce qui n’est pas explicite ou pas très clair. Par rapport à certains travaux classiques sur la langue d’adolescents marginalisés, l'étude apportera une nouvelle réflexion sur des phénomènes spécifiques, en montrant que dans la plupart des cas la compétence narrative de ces informateurs est bien loin de la créativité et de la force communicative que des auteurs tels que Bernstein et Labov avaient constatées. Références Benazzo, S., 2004. « L’expression de la causalité dans le discours narratif en français L1 et L2 ». Langages. CLV : 33-50. Bernstein, B. 1975. Langages et Classes Sociales. Paris: Les Editions de Minuit. Fayol, M. 1985. Le Récit et Sa Construction. Une Approche de Psychologie Cognitive.Neuchâtel / Paris: Delachaux&NiestléEditeurs. Giuliano, P. 2006 [2004]. Abilità Narrativa ed Emarginazione Sociale. Napoli: Liguori, 2ème éd. Giuliano, P. (2012a). “Discourse cohesion in narrative texts: the role of additive means in Italian L1 and L2”. M. Watorek, S. Benazzo, M. Hickmann (eds.), Comparative Perspectives to Language Acquisition: A tribute to Clive Perdue, Bristol (UK): Multilingual Matters, 375-400. Giuliano, P. (2012b). “Continuità referenziali e contrasti nel testo narrativo: bambini e adulti italofoni a confronto”. In Bernini, Giuliano/Lavinio, Cristina/Valentini, Ada/Voghera, Miriam (a cura di), Competenze e formazione linguistiche. In memoria di Monica Berretta, Guerra, Perugia,207-228. Hendricks, H. 1999. «The acquisition of temporal reference in first and second language acquisition: what children already know and adults still have to learn and vice versa». Psychology of Language and Communication. III(1): 41-60. Hickmann, M. 1995. «Discourse organisation and the development of reference to person, space and time». Fletcher, P.,MacWhinney, B. (ed). The Handbook of Child Language. Oxford: Blackwell, 194-218. Hickmann, M. 2004. « Le développement de la cohésion dans la narration orale chez l’enfant: perspectives inter-langues ».Calap. XXIV: 13-31. Klein, W. &Stutterheim, C. von. 1991. «Text structure and referential movement». Spracheund Pragmatik. XXII: 1-32. Labov, W. 1979. Le Parler Ordinaire. Paris: Les Editions de Minuit. Lambert, M. 2004. «Cohésion et connexité dans des récits d’enfants francophones et d’apprenants polonophones du français ». Langage. CLV. Martinot, C. 2009. « Reformulations paraphrastiques et stades d’acquisition en français langue maternelle ». Cahiers de praxématiquen°52, 29-57. Martinot, C., Kraljecvic, J. Bosnjak-Botica, T., Chur, L.2009. “Prédication principale vs seconde à l’épreuve des faits d’acquisition en allemand, croate et français, langues maternelles. Ibrahim, A.H (éd.), Prédicats, prédication et structures prédicatives, Paris : CRL, 50-81. Martinot, C. 2010. “Reformulation et acquisition de la complexité linguistique”. Travaux de linguistique 61, 63-96. Nezworsky, T., Stein, N. L., Trabasso, T. 1982. «Story structure versus content in children’s recall». Journal of Verbal Learning and Verbal Behaviour. XXI: 196-206. Perdue,C. (1993). Second Language Acquisition: a Cross-linguistic Perspective. Cambridge, Cambridge University Press. Shiro, M. 2003. «Genre and evaluation in narrative development». Journal of Child Language. XXX: 165-195. Stutterheim, C. & Klein, W. 1989. "Referential Movement in Descriptive and Narrative Discourse", Language processing in Social context. Ed. by R. Dietrich and C Graumann, Amsterdam, Elsevier, pp. 39-76. Trabasso, T., Sperry, L. L. 1985. «Causal relatedness and importance of story events». Journal of Memory and Language. XXIV: 595-611. Trabasso, T., van den Broek, P., Young Suh, S. 1989. «Logical necessity and transitivity of causal relations in stories». Discourse Processes. XII: 1-25.
La compétence narrative en Italien L1: une confrontation entre adolescents marginalisés et adolescents issus d’un milieu privilégié / Giuliano, Patrizia. - In: ANAE. - ISSN 0999-792X. - 25:3(2014), pp. 288-296.
La compétence narrative en Italien L1: une confrontation entre adolescents marginalisés et adolescents issus d’un milieu privilégié
GIULIANO, PATRIZIA
2014
Abstract
L’étude que nous proposons est fondée sur l’analyse de narrations venant de trois groupes de locuteurs italiens, adolescents et adultes. Les adolescents ont entre 12 et 14 ans et sont divisés en deux groupes selon qu’ils viennent d’un milieu socio-économique favorisé ou défavorisé. Les adultes, ou groupe contrôle, ont tous un niveau d’instruction élevé, car ils ont un diplôme universitaire sanctionnant 4 ans d’études. Chaque groupe comprend 15 individus.Les adolescents « défavorisés » le sont aux niveaux linguistique, culturel et économique, car ils vivent dans un des quartiers les plus dangereux de Naples, où le taux de délinquance est fortement associé au niveau culturel très bas et aux conditions économiques indigentes des familles qui y habitent. Les variables «milieu défavorisé et problématique » vs «milieu favorisé » ont été investiguées par un test socio-biographique soumis à nos informateurs sous forme d’une conversation libre sur leurs centres d’intérêts, amitiés, familles etc. La tâche narrative que nous leur avons proposée fait suite à un court-métrage tiré du film Les Temps Modernes de Charlie Chaplin, utilisé dans des projets de recherche internationaux (cf. Perdue 1993). Ce support est divisé en deux parties et a été géré de la manière suivante : l’interviewé a visionné la première partie en présence de son interlocuteur et de l’intervieweur (1) ; l’interviewé a regardé la deuxième partie après la sortie de l’interlocuteur de la salle de projection du film (2) ; l’interlocuteur est rentré dans la salle et a demandé à l’interviewé ce qui s’était passé dans le film après son départ en rappelant qu’il n’avait jamais vu le film auparavant ; la narration a été enregistrée et transcrite en tenant compte du caractère oral de la production (4). La comparaison entre les trois groupes d’informateurs a permis de mettre en évidence ce qui relève d’une compétence narrative défaillante chez les sujets problématiques et ce qui caractérise des narrations complexes au niveau de la structure textuelle chez les adolescents favorisés et les adultes cultivés. Cette complexité a été évaluée en fonction de plusieurs critères, décrits dans ce qui suit, et au sein d’une perspective fonctionnaliste et textuelle (Klein &Stutterheim 1989, 91). Nous nous sommes focalisée sur le degré de maîtrise du mouvement référentiel – selon la terminologie de Klein & Stutterheim1989, 91 – c’est-à-dire la référence aux protagonistes (notamment avec l’introduction d’une information nouvelle), en connexion avec la structure narrative en termes d’épisodes rapportés, avec l’organisation syntaxique (cf. Labov 1979 ; Shiro 2003 ; Giuliano 2006 ; Martinot 2009, 2010, Martinot et al 2009) et avec les relations temporelles et logiques (causales et finales) entre les épisodes (cf. Nezworsky, Stein &Trabasso 1982 ; Trabasso & Sperry 1985 ; Trabasso, van den Broek& Young Suh 1989 ; Benazzo 2004 ; Lambert 2004). Nous avons fait l’hypothèse que l’entrecroisement de ces critères correspond à une structure textuelle complexe et nous indique comment le narrateur prend en considération les attentes de l’interlocuteur. Dès lors que la construction narrative est construction du sens à travers la relation entre cognition, communication et émotion, notre travail examinera les productions en fonction des critères ci-dessus évoqués avec le degré de verbalisation des émotions des protagonistes. Dans des conditions normales d’acquisition, les domaines que l’on vient de citer montrent déjà, chez les enfants de 9 -10 ans, des traits de complexité narrative comparables à ceux des narrations adultes, à condition que la famille et l’école jouent respectivement leur rôle éducatif (Hendriks 1999 ; Hickmann 1995, 2004 ; Watorek 2002). A cet âge, en plus, ces compétences présentent déjà les caractéristiques spécifiques de la langue maternelle de l’enfant (cf. Giuliano 2012 a-b ). Les résultats issus du groupe privilégié montrent que les narrations sont tout à fait en phase avec le type de complexité textuelle et interactionnelle que les auteurs cités plus haut ont décrit pour d’autres langues chez des sujets du même âge. En revanche, dans une situation de marginalisation linguistique, culturelle et économique, telle que celle de notre deuxième groupe d’adolescents – ce qui, pour l’italien, n’a pas été exploré de façon approfondie jusqu’à présent –, la structuration du texte narratif apparaît défaillante dans tous les domaines que nous avons analysés, et par conséquent l’interlocuteur doit activement contribuer à la construction des significations en demandant ou en compensant ce qui n’est pas explicite ou pas très clair. Par rapport à certains travaux classiques sur la langue d’adolescents marginalisés, l'étude apportera une nouvelle réflexion sur des phénomènes spécifiques, en montrant que dans la plupart des cas la compétence narrative de ces informateurs est bien loin de la créativité et de la force communicative que des auteurs tels que Bernstein et Labov avaient constatées. Références Benazzo, S., 2004. « L’expression de la causalité dans le discours narratif en français L1 et L2 ». Langages. CLV : 33-50. Bernstein, B. 1975. Langages et Classes Sociales. Paris: Les Editions de Minuit. Fayol, M. 1985. Le Récit et Sa Construction. Une Approche de Psychologie Cognitive.Neuchâtel / Paris: Delachaux&NiestléEditeurs. Giuliano, P. 2006 [2004]. Abilità Narrativa ed Emarginazione Sociale. Napoli: Liguori, 2ème éd. Giuliano, P. (2012a). “Discourse cohesion in narrative texts: the role of additive means in Italian L1 and L2”. M. Watorek, S. Benazzo, M. Hickmann (eds.), Comparative Perspectives to Language Acquisition: A tribute to Clive Perdue, Bristol (UK): Multilingual Matters, 375-400. Giuliano, P. (2012b). “Continuità referenziali e contrasti nel testo narrativo: bambini e adulti italofoni a confronto”. In Bernini, Giuliano/Lavinio, Cristina/Valentini, Ada/Voghera, Miriam (a cura di), Competenze e formazione linguistiche. In memoria di Monica Berretta, Guerra, Perugia,207-228. Hendricks, H. 1999. «The acquisition of temporal reference in first and second language acquisition: what children already know and adults still have to learn and vice versa». Psychology of Language and Communication. III(1): 41-60. Hickmann, M. 1995. «Discourse organisation and the development of reference to person, space and time». Fletcher, P.,MacWhinney, B. (ed). The Handbook of Child Language. Oxford: Blackwell, 194-218. Hickmann, M. 2004. « Le développement de la cohésion dans la narration orale chez l’enfant: perspectives inter-langues ».Calap. XXIV: 13-31. Klein, W. &Stutterheim, C. von. 1991. «Text structure and referential movement». Spracheund Pragmatik. XXII: 1-32. Labov, W. 1979. Le Parler Ordinaire. Paris: Les Editions de Minuit. Lambert, M. 2004. «Cohésion et connexité dans des récits d’enfants francophones et d’apprenants polonophones du français ». Langage. CLV. Martinot, C. 2009. « Reformulations paraphrastiques et stades d’acquisition en français langue maternelle ». Cahiers de praxématiquen°52, 29-57. Martinot, C., Kraljecvic, J. Bosnjak-Botica, T., Chur, L.2009. “Prédication principale vs seconde à l’épreuve des faits d’acquisition en allemand, croate et français, langues maternelles. Ibrahim, A.H (éd.), Prédicats, prédication et structures prédicatives, Paris : CRL, 50-81. Martinot, C. 2010. “Reformulation et acquisition de la complexité linguistique”. Travaux de linguistique 61, 63-96. Nezworsky, T., Stein, N. L., Trabasso, T. 1982. «Story structure versus content in children’s recall». Journal of Verbal Learning and Verbal Behaviour. XXI: 196-206. Perdue,C. (1993). Second Language Acquisition: a Cross-linguistic Perspective. Cambridge, Cambridge University Press. Shiro, M. 2003. «Genre and evaluation in narrative development». Journal of Child Language. XXX: 165-195. Stutterheim, C. & Klein, W. 1989. "Referential Movement in Descriptive and Narrative Discourse", Language processing in Social context. Ed. by R. Dietrich and C Graumann, Amsterdam, Elsevier, pp. 39-76. Trabasso, T., Sperry, L. L. 1985. «Causal relatedness and importance of story events». Journal of Memory and Language. XXIV: 595-611. Trabasso, T., van den Broek, P., Young Suh, S. 1989. «Logical necessity and transitivity of causal relations in stories». Discourse Processes. XII: 1-25.I documenti in IRIS sono protetti da copyright e tutti i diritti sono riservati, salvo diversa indicazione.